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jyr891

L'art du praticien réflexif


Agir et penser en complexité.




La transformation éthique des organisations est un projet collectif qui repose sur la coopération. Néanmoins, il serait contreproductif, au motif de combattre l'individualisme, de ne plus considérer que les processus collectifs en lien avec les situations de travail. Ce mouvement de balancier, d'un pôle à l'autre, qui se veut correcteur, est symptomatique d'un ancrage de visions binaires. En complexité, il s'agira plutôt d'établir un mouvement agile d'interaction entre la force intérieure de la personne et la cohésion et les synergies du groupe. La volonté, la créativité, la résilience, etc., sont des propriétés hologrammiques : elles ne s'expriment dans le collectif que si elles sont présentes chez les individus et réciproquement. Dans cet article, il est principalement question de l'échelle personnelle, que l'on en vient à négliger, dans une intention louable de réhabilitation du collectif.


Si l'on est mu par des valeurs humanistes, si l'on souhaite mettre son intelligence et son énergie au service du collectif dans le cadre de son métier, on pensera peut-être que l’acquisition de connaissances en matière de développement durable complétée par un apprentissage technicien donneront les clés pour agir.

C’est là le point d’achoppement de la bonne volonté.

Les connaissances et les méthodes sont des outils nécessaires, mais elles ne font pas, à elles seules, la compétence requise pour impulser le changement éthique dans les organisations et les pratiques professionnelles. Apprivoiser le changement est plus complexe et plus difficile.

Si l’on en croit Gandhi —«Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde»—, prétendre changer l'extérieur requiert un travail intérieur de développement de sa propre conscience. La conscience est une connaissance sur soi. Il n’y a de connaissance que dans l’interaction. Il faut donc interagir avec soi-même, d’où le sens de la démarche réflexive.


En ingénierie, par exemple —champ professionnel qui est le mien—, l'intention peut être de susciter une prise de conscience et la responsabilisation des collaborateurs ou des donneurs d'ordres. La démarche dérange les conformismes, les dogmes, les habitudes confortables, les acquis et les privilèges, les certitudes sécurisantes. Elle induit la crainte et l'on s'expose au rejet de ses idées, de ses propositions, voire à des manœuvres de dénigrement et d’isolement. Dans ces conditions, le professionnel risque de capituler pour ne pas devenir asocial ou ne pas somatiser. Le pire n’est évidemment pas certain, mais il faut s'y préparer.

Pour éviter ce type d’échec, il est utile de cultiver certaines aptitudes et compétences : la lucidité, la bienveillance, la stratégie, la pédagogie, l’agilité, la patience, la résistance et la résilience. Cependant, une compétence ne se forge pas sur le seul mode intellectuel : on l’intègre en situation. Elle n’est pas une propriété de la personne, mais un processus dynamique qui s’affine par la pratique. L'apprentissage destiné à développer l’intelligence relationnelle, l'intelligence émotionnelle, la résilience cognitive, pour l’efficacité de l’engagement dans un projet professionnel, nécessite un travail sur soi.


Ainsi, une compétence générique de l’ingénieur-citoyen est d’ordre psychosocial. Pour influencer l’entourage et l’inviter au changement sans déranger, il faut être lucide sur soi-même et sur la relation aux autres pour savoir respecter, nuancer, composer, doser le repli stratégique ou la réitération, forcer ou renoncer, selon les situations et les moments. Il faut à tout prix éviter les pièges classiques de la vie sociale : confondre bonne volonté et efficacité, ou bien bonne intention et pertinence ; confondre les enjeux du projet et ceux de la relation ; développer un ressenti fusionnel avec les projets ; etc.

Fusionner intellectuellement, voire affectivement, avec son projet est le garant de la motivation, de l’enthousiasme, mais cela génère sur lui un droit abusif. Si l'on se projette dans une œuvre, alors toute critique de l’œuvre risquera d’être perçue comme désapprobation de ce que l'on est, et les ennuis relationnels s’inviteront… Sans renoncer à la motivation, il convient de cultiver le détachement («le projet dans lequel je m’investis pleinement, ce n’est pas moi»). La distanciation qui n’altère pas l’enthousiasme est difficile à instaurer : un entraînement à la distanciation est nécessaire.


Par ailleurs, les relations de travail ordinaires mélangent confusément les messages explicites sur les projets et les messages implicites ciblant les personnes : on se sert plus ou moins intentionnellement d’objets pour viser en fait le sujet ; cela consiste, par exemple, à critiquer une idée pour signifier un jugement sur son émetteur. Il est nécessaire de distinguer clairement ce qui est en jeu dans l’échange, le projet ou la relation, et de savoir remettre les intentions et les arguments à leur place. Là encore, il est utile de se distancier de l'ego pour ne pas se laisser emporter par ses émotions lorsqu’autrui instrumentalise un projet commun pour asseoir sa domination («je ressens une émotion, mais je ne me réduis pas à mes émotions»).

Un excellent moyen de développer la compétence psychosociale permettant le détachement sans affecter la motivation est de pratiquer le détachement vis à vis de soi-même : «je ne me réduis pas à l’idée que je me fais de moi-même» (et encore moins à celle que les autres se font de moi) ; la partie consciente de soi (ego, moi, je) n’a pas systématiquement à être au centre de l’être ni au centre du monde, sous peine d’enfler au point de les occulter et sous peine, en conséquence, de subir les désagréments psychosociaux et relationnels qui viennent d’être évoqués.


Un entraînement utile consiste donc à se prendre soi-même pour objet d’étude, afin de s'exercer à la distanciation. Au premier abord, l’exercice peut paraître paradoxal, car il invite à focaliser sur soi pour se distancier de l’ego. Cependant, il faut bien un sujet pour focaliser sur un objet et c’est bien cet examen de soi-même sur soi-même qui génère un dédoublement, un décentrage propice à l’apprentissage du détachement et du lâcher prise.

L’enjeu de la réflexivité est d'acquérir une lucidité relationnelle et une force intérieure qui instaurent un savoir-être propice à la coopération et à l’instillation du changement collectif en situation de travail.



© Jean-Yves Rossignol, 22/11/2017. Dépôt Copyright France NF2W2K6 du 26/06/2019





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